Situation politique. Comment reprendre la main ?
Avec Éric Fassin et Luc Boltanski.

boltanski

C’était le 26 juin 2014 (Voir vidéos plus loin). Luc Boltanski et Éric Fassin, sociologues, seront venus parler des deux petits livres qu’ils viennent respectivement de publier : Vers l’extrême. Extensions des domaines de la droite, pour le premier, avec Arnaud Esquerre, et Gauche : l’avenir d’une désillusion pour le second, l’un et l’autre ouvrages traitant de la situation politique immédiate – en l’occurrence brûlante. Elle leur a inspiré, souligneront-ils en préambule, un sentiment d’urgence, qui bouscule leur travail scientifique et les a incités à exprimer vite et de façon concise ce qu’elle leur inspire. L’affluence à cette soirée et les nombreuses questions soulevées, deux bonnes heures durant, viendront attester d’un besoin largement ressenti, celui d’un examen rigoureux de cette situation, à la recherche d’une réponse à la question « Comment reprendre la main ? ».

        S’il faut « reprendre la main »…, c’est qu’on l’a perdue, dira d’entrée Éric Fassin, passé maître dans l’art des formules incisives, qui font mouche et stimulent la réflexion. La gauche s’aligne sur une droite qui court après l’extrême droite… face à une « droite éhontée » ! Les carences de la gauche profitent à la droite ; elles lui laissent le champ libre pour travailler à imposer son hégémonie idéologique. Elles permettent au Front national de faire son miel avec sa thèse d’un « système UMPS ». Cette logique de droitisation qui s’est emparée du Parti socialiste est sous-tendue par un prétendu réalisme qui postule que la réalité est de droite. Or ce réalisme ne correspond pas à… la réalité, ni en économie ni non plus dans le champ des idées : le peuple n’est pas de droite, contrairement à ce dont d’aucuns à gauche, se l’étant persuadé, cherchent à convaincre autrui.

         Voilà le grand chantier qu’ouvre Éric Fassin : réfléchir et discuter du peuple, de la relation entre le peuple et la politique. À la thèse populiste qui voit la politique comme reflétant le peuple, il oppose la proposition : « La politique doit produire le peuple. » Il invite à élaborer des visions du monde et du peuple, à refuser le consensus et l’unité artificielle contre l’extrême droite, pour cultiver le « dissensus » et la confrontation. Il met en garde quant aux pièges du langage et invite à peser et changer les mots. L’immigration n’est pas un problème, l’immigration a des problèmes. De même qu’un peu d’attention fait voir que le chômage est un problème et que les chômeurs ont des problèmes, ou que s’il y a des problèmes à l’école, l’école n’est pas un problème

            Dans le domaine de l’action politique, Éric Fassin prévient qu’il est illusoire d’en appeler à l’État pour se protéger des marchés, parce qu’avec le néolibéralisme, l’État intervient aux côtés des marchés et pour eux. C’est vers le public qu’il faut se tourner : construire des mobilisations autour de causes, comme autant de moyens d’agir et de peser de manière déterminante, sans attendre d’être électoralement majoritaire, ainsi que les droites mobilisées en font la démonstration…

            Luc Boltanski considère que nous sommes dans une situation politique exceptionnelle, qui appelle une « analyse engagée ». Il y a, selon lui, un défaut d’analyse des changements en cours, et une incompréhension du fait que la politique, ce sont des événements. En écho à son livre, il propose des approches multiples de la situation actuelle. Il souligne que des déplacements se sont opérés, dans un sens droitier, sans qu’ils soient nécessairement coordonnés : une « repolitisation » du catholicisme réactionnaire, une « sourde dérive » du monde intellectuel… Cela autorise une réactivation de thèmes qui constituaient le fonds idéologique de l’Action française, dont il souligne que la gauche aurait tort de sous-estimer la force et la richesse, mais cette réactivation qui se combine à des changements majeurs, avec en particulier la reprise par l’extrême droite de la critique du néolibéralisme. Luc Boltanski insiste sur le piège que cela représente pour la gauche, qu’il invite fortement à renouer avec son héritage libéral. La sociologie rejoint la politique lorsque Luc Boltanski observe le glissement d’un certain capitalisme de l’industrie vers le « patrimonial », une certaine « qualité française » d’habitat traditionnel, de paysage, d’art de vivre, qui d’une part génère des profits, et d’autre part incite ceux qui en bénéficient à ne pas être insensibles à la défense de ce qui passe pour « l’identité française »…

            Luc Boltanski, comme Éric Fassin, est soucieux des enjeux de langage, de l’importance des mots. Il invite à s’interroger sur celui de peuple : lorsque le FN dit défendre le peuple, il faut interroger : « Quel peuple ? ». Et ne pas oublier l’attachement décisif à l’internationalisme…

            Avec de nombreux échanges entre les intervenants et les participants, la soirée a fait surgir, plutôt que des réponses bouclées, beaucoup de questions ; elle a ouvert de multiples pistes à la réflexion, dans le sentiment partagé que celle-ci est à présent indispensable pour se réarmer et se préparer à l’action. Rendez-vous est pris pour la rentrée…

La conférence

Le débat

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